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Didier Daeninckx et la littérature jeunesse. Une écriture plus métaphorique, Gérard Streiff

le 29 March 2017

Didier Daeninckx et la littérature jeunesse. Une écriture plus métaphorique, Gérard Streiff

Didier Daeninckx accède à la littérature jeunesse un peu par hasard, et un peu aussi grâce à Charles Pasqua.

 

C’est toujours un peu difficile de repérer le début d’une histoire mais on dira que si Didier Daeninckx est devenu écrivain, c’est à cause de Charonne. En 1962, il a treize ans, habite Aubervilliers ; et une des victimes de Charonne, une militante communiste, est une voisine et amie de sa mère.

Adolescent, il prend l’actualité politique, la guerre d’Algérie, en pleine figure.

Plus de vingt ans plus tard, en 1984, le polar (adulte) qui assure durablement sa notoriété s’intitule Meurtres pour mémoire. Il y évoque, en arrière-plan d’une histoire romanesque criminelle, la manifestation réprimée dans le sang des Algériens d’Île-de-France, un soir d’octobre 1961, à Paris.

Le livre, outre son écriture efficace et l’intrigue précise, a le culot et le mérite de parler de l’histoire de France avant les historiens français. Car le sujet jusque-là était tabou. À sa manière, Daeninckx relance ainsi et redynamise le néopolar des premiers maîtres des années 1970, les Manchette, Vautrin et compagnie.

Or donc, j’en arrive au sujet de notre article, un jour, sur un marché d’Aubervilliers, une institutrice reconnaît l’auteur, lui demande s’il voudrait bien venir plancher devant ses élèves. Comment refuser d’autant qu’il s’agit de l’école où il fit ses classes ! Le voici embarqué pour ce qui sera probablement son premier atelier d’écriture. Le contact est bon, les élèves écoutent puis racontent à leur tour une histoire. Ils se mettent à écrire. Tout cela se fait de manière pragmatique. Un livre prend corps ; il s’intitulera La Fête des mères et fera scandale.

Il s’agit d’un hold-up dont un enfant est témoin ; celui-ci reconnaît un objet familier sur le voleur et il réalise que le gangster est son père ! Lequel, avec l’argent mal acquis, pourra enfin réaliser les rêves de la famille.

Une petite histoire dont la prétention morale est limitée. Mais elle déclenche quasiment un scandale d’État. On était au temps où Charles Pasqua jouait les pères fouettards, les redresseurs de torts, les gardiens de l’ordre. L’ouvrage de Daeninckx est montré du doigt par le ministre de l’Intérieur de l’époque, il est exposé dans des lieux publics comme preuve de l’état de dépravation sociale, des ligues de bonne vertu s’agitent, etc. Daeninckx connaît soudain cent fois plus de problèmes, et de polémiques, avec ce petit opus pour enfants qu’avec ses livres pour adultes, pourtant sulfureux.

Une manière inattendue de mesurer la force de la littérature jeunesse, les batailles dont elle est l’enjeu. Résultat : Daeninckx va devenir, désormais, un fervent pratiquant de ce mode d’écriture.

 

Une production « Jeunesse » imposante

On comptabilise plus d’une vingtaine de récits qui lui vaudront, à l’égal de ses polars adultes, la reconnaissance des lecteurs, petits et grands, enseignants et parents, et des institutions aussi, puisqu’il a été moult fois primé dans cette discipline (le Goncourt jeunesse entre autres).

Les sujets abordés sont nombreux, variés, avec toujours le même souci de placer au centre de l’histoire, quels que soient l’époque ou le contexte, la figure d’un ou d’une ado – il s’agit, je crois, le plus souvent d’une jeune héroïne – , auquel (à laquelle) le lecteur (la lectrice) s’identifiera.

Les guerres, et les moments de crise qu’elles suscitent, les choix immédiats à faire dans ces circonstances exceptionnelles (résister ? se résigner ? obéir ? désobéir ?) sont un des premiers thèmes de ces récits.

On pense par exemple à Il faut désobéir (la France de Vichy), Un violon dans la nuit (les camps), Missak, l’enfant de l’affiche rouge, Avec le groupe Manouchian, Maudite soit la guerre ou encore Papa, pourquoi t’as voté Hitler ? Le temps de la Commune – et de la guerre de 1871 – entre aussi dans cette catégorie : Louise du temps des cerises.

Mais les plaies des guerres coloniales sont aussi largement traitées tout comme la persistance du colonialisme – avec un intérêt particulier pour la Nouvelle-Calédonie : Nos ancêtres les Pygmées, L’Enfant du zoo, Mortel smartphone, La Couleur du noir, L’Esclave du lagon ou La Vengeance de Reama.

On retrouve ici la problématique du début de notre article, le traumatisme de la guerre d’Algérie. C’est un des sujets majeurs mis en scène par l’auteur. C’est le cas par exemple de Le Chat de Tigali, un grand classique du genre, Mon maître est un clandestin ou La Prisonnière du djebel.

Avec la guerre, les colonies, c’est l’étranger, la figure de l’étranger, de l’Autre – donc le racisme ou l’accueil, les discriminations ou la solidarité – qui est l’objet de plusieurs romans : Viva la liberté, À louer sans commission ou Galadio. Mentionnons encore un récit difficile à classer, Une oasis dans la ville sur trois jeunes, un jardin, des dealers et une utopie urbaine en gestation. Enfin, à venir, en septembre prochain, Une ombre dans la jungle ou les aventures d’une ado dans le bidonville de Calais.

 

La Revue du projet, n° 65, mars 2017

Cessez le jeu ! Didier Daeninckx*

le 06 September 2012

Cessez le jeu !  Didier Daeninckx*

C’est une ménagère de moins de cinquante ans qui découvrit le premier cadavre alors qu’elle promenait son labrador près du square du général Laperrine, comme chaque matin, à l’orée du bois de Vincennes. Le corps était dissimulé sous les feuilles dont les platanes se débarrassent à cette époque de l’année. Quand les policiers le dégagèrent de son linceul végétal, ils constatèrent qu’il s’agissait d’un homme d’une trentaine d’années, qu’on l’avait proprement égorgé. Sa tête reposait sur un enjoliveur de roue de voiture qui lui faisait comme une auréole.
Le deuxième assassiné fit l’ouverture du journal régional d’Aquitaine le lendemain. Ce fut cette fois un machiniste bordelais venu prendre son travail, au dépôt, qui le trouva assis à sa place, aux commandes de son tramway. La gorge béante, il s’était vidé de son sang qui gluait sur les manettes. La victime, un retraité des postes, habitait Libourne où il avait occupé jadis un siège, au conseil municipal.
La troisième personne à perdre la vie, cette semaine-là, en se frottant le gosier sur une lame de rasoir, fut une jeune intermittente du spectacle d’à peine vingt ans. Un vigile du Super Mammouth de Grandville la retrouva dans la chambre froide, suspendue à un crochet de boucher, au milieu des carcasses de moutons.
Le quatrième individu proprement saigné le fut chez lui, dans le quartier de l’Estaque, à Marseille. Le tueur avait pris soin de l’installer devant sa télévision avant de glisser la cassette d’un vieil épisode de Thierry La Fronde dans le magnétoscope.
Le dernier crime de la série, le plus sordide, eut la ville de Caen pour cadre. La cible était cette fois un agriculteur normand que le meurtrier avait charcuté au larynx, comme à son habitude, et dont il avait enfoui la dépouille sous des centaines de kilos de pommes destinées à être transformées en cidre bouché. Il s’en fallut d’ailleurs de peu que le cadavre passe à la moulinette pour rendre son jus au milieu des fruits mûrs.
Les limiers de Paris, Bordeaux, Grandville, Marseille, de Caen travaillèrent chacun de leur côté avant que l’aveuglante similitude du mode opératoire ne les oblige à coopérer. On avait, d'évidence, affaire à un killer en série. Afin de ne pas froisser les susceptibilités, les patrons des différentes sections régionales concernées confièrent la coordination de l’enquête à un collègue lyonnais, une ville épargnée jusque-là par le surineur. Leur choix ne pouvait être plus judicieux : dès qu’il eut pris connaissance de l’ensemble des dossiers, le lieutenant Rémusat se frappa le front du plat de la main. Il estomaqua ses confrères en déclarant.
« Je crois savoir d’où ça vient ! »
Il n’en dit pas davantage et retourna chez lui pour visionner quelques unes des huit mille cassettes vidéo dont les tranches multicolores tapissaient les murs de son appartement. Il enregistrait tout, c’était son dada. Trois heures plus tard, il retrouva le cénacle des enquêteurs et livra sans coup férir le nom du tueur multirécidiviste.
Il s’appelle Frédéric Latenaire. Ne cherchez pas dans vos dossiers, il n’a jamais été condamné. C’est un débutant.
L’émoi était tel dans le pays qu’on se décida à l’appréhender, une fausse piste valant mieux que l’immobilisme. Arrêté sur son lieu de travail, un atelier d’aéronautique toulousain en difficulté, l’homme ne se fit pas prier pour reconnaître ses crimes, mais il se refusa à en livrer les mobiles. Ce fut le lieutenant Rémusat qui les dévoila à la barre, lors du procès en assises, quelques mois plus tard.
« Je suis un fana de jeux télévisés, Monsieur le Président. J’ai la collection complète des enregistrements de La famille en or, du Juste prix, des Chiffres et des lettres, de La roue de la fortune, de Qui veut gagner des millions, de Qui veut prendre sa place ?… Dès que j’ai lu les procès-verbaux des différentes enquêtes, je me suis souvenu d’une émission diffusée, il y a environ un an. Un concurrent avait été éliminé parce qu’il ne se rappelait pas le nom de la plaque ronde qui décore les roues de voitures…
— Un enjoliveur…  murmura le public.
— Exactement ! Ça m’a fait penser à celui qu’on a découvert sous la tête du premier cadavre. Puis un autre participant à la même émission avait subi un sort identique, le renvoi au néant, en ne trouvant pas le nom du véhicule urbain roulant sur rails…
— Un tramway…  susurra le public.
— Parfaitement ! Après, tout s’enchaînait. Le troisième ne connaissait pas le nom du dictateur italien Mussolini qui a fini sa vie pendu à un… crochet de boucher. Le quatrième joueur ne savait pas que c’était Jean-Claude Drouot qui jouait le rôle de Thierry La Fronde, dans un célèbre feuilleton des années soixante. Le dernier, enfin, avait buté sur la signification de « palindrome », qui désigne un mot qu'on peut lire dans les deux sens, comme Ève, la femme initiale, pour laquelle Adam croqua…
— La pomme, compléta le public.»
Le juge s’était alors impatienté.
« Nous sommes dans l’enceinte d’un tribunal, lieutenant. La barre devant laquelle vous vous tenez n'est pas le pupitre de Questions pour un champion ! Quel rapport cela a-t-il avec la série des crimes de Latenaire ?
— C’est très simple : j'ai découvert qu'il a participé à un jeu télévisé en même temps que les cinq victimes… Le Maillon faible… Elles ne sont pas parvenues en finale, mais, dès le premier tour, elles l’avaient toutes expulsé en inscrivant son prénom sur leur ardoise, au feutre noir, alors qu'il était le seul à ne pas avoir commis d'erreur. Il n’a pas supporté cette injustice, cette humiliation subie devant des millions de téléspectateurs… Il voulait laver son honneur. C'est devenu une idée fixe. Il a fini par éliminer méthodiquement ses éliminateurs. »
Le policier fut interrompu par de longs hurlements de l’accusé, des cris de bête blessée dans lesquels on parvenait à comprendre : « C’est faux ! Je ne suis pas le maillon faible… Non, je ne suis pas le maillon faible… »
Les jurés de la cour d’Assises n’eurent même pas à écrire son nom sur un petit papier pour confirmer sa culpabilité. Ils savaient aussi que la prison n'était pas la solution. Un collège de psychiatres étudia Latenaire sous toutes les coutures et se prononça pour l’irresponsabilité. Il fut transféré, pour le reste de son existence dans une unité de soins psychiatriques intensifs. Il partage aujourd'hui le sort de dizaines d'âmes faibles. Le personnel médical le traite exactement de la même manière que les autres malades. À une exception près : sa présence est interdite en salle de télé.

*Avec l'aimable autorisation de Didier Daeninckx. Extrait de L'Espoir en contrebande, Cherche Midi, 2012. Prix Goncourt 2012 de la nouvelle.

 

La Revue du projet, n° 19, septembre 2012
 

L’interrogation de l’histoire à travers la fiction, entretien avec Didier Daeninckx, écrivain

le 14 November 2011

L’interrogation de l’histoire  à travers la fiction, entretien avec Didier Daeninckx, écrivain

La vérité vraie est beaucoup plus dynamique que la vérité construite

Nicolas Dutent : Si on opère un retour rétrospectif sur votre œuvre, une question qui s’impose est de savoir de quelle manière vous avez décidé de permettre et de réussir la synthèse entre mémoire historique et démarche romanesque.

Didier Daeninckx : Au départ ce n’est pas une volonté théorique de choisir cette manière d’interroger l’histoire par le biais de la fiction. Cela tient vraiment à un parcours personnel. Dans une première période, le roman m’a permis d’interroger des moments de ma propre histoire, et d’élucider certaines interrogations en jetant des hypothèses. Mon premier roman, avant Meurtres pour mémoire (1984), évoquait la construction de la centrale de Fessenheim et traitait des enjeux liés au nucléaire dès les années 1970. Il interrogeait par exemple la manière dont une société est saisie d’une technique qui peut la conduire à sa destruction.

Je venais d’un milieu extrêmement confiant dans l’idée de progrès, qui était alors considéré comme quelque chose d’obligatoirement positif et libérateur et, d’un seul coup, cet espace était confronté à quelque chose qui disait le contraire, pointant l’incapacité  d’aborder cette interrogation environnementale.

Juste derrière j’ai écrit Meurtres pour mémoire, qui questionnait la guerre d’Algérie, les répressions, le fossé qui s’était creusé entre des gens qui portaient un discours et une action indépendantistes et des forces progressistes qui les avaient lâchés. Je m’étais alors inscrit dès 1983 dans l’interrogation du silence d’une société sur les responsabilités de gens arrivés aux plus hautes instances du pouvoir. Tels Maurice Papon ou Bousquet en embuscade. Il y a dans mes livres d’une part une critique de l’état de la société mais aussi un regard parfois effaré sur mon propre camp, une forme de désespoir raisonné sur ses insuffisances et petites lâchetés.

Guillaume Quashie-Vauclin : Ce qui est justement frappant dans Missak, c’est cette sorte d’état d'esprit historien qui est le vôtre à certains égards, votre volonté de comprendre et de faire comprendre qui est Dragère. Sans amener le lecteur à juger de manière trop frontale. Cette démarche, pourtant ancrée dans le code génétique de la discipline historique, un certain nombre d’historiens s’en écartent paradoxalement aujourd’hui… Comment conciliez-vous donc l’exigence de la méthode historienne et son articulation avec les « droits imprescriptibles de l’imagination » (La Semaine Sainte, Aragon) ?

DD : Pour Missak, cet enjeu a été encore plus évident que dans mes autres romans. Par l’intermédiaire d’un personnage clairement identifié, ma recherche a été celle du vraisemblable. Constatant des « trous » énormes dans la biographie de Missak Manouchian, ma volonté a été de rechercher ses actes à partir d’éléments concrets datant par exemple de 1938/40 et en tirer des éléments romanesques vraisemblables. Confronté au pacte germano-soviétique et apatride, les Allemands ayant eu à l’époque une responsabilité majeure dans le génocide arménien, comment va-t-il se comporter ? Si nous n’avons pas de textes, nous savons comment il va agir, il le fera en s’enrôlant dans l’armée française dès 1939. Il est ainsi tout sauf dans une position attentiste ; il est dans une démarche de lutte contre le nazisme qui le pousse à se retrouver instructeur en Bretagne. Tout ce parcours est vérifiable. Si ce travail est à base historique, sans que je sois pour autant historien, j’emprunte effectivement ces techniques d’interrogation de la réalité. Mais l’historien, lui, ne s’autorisera jamais à constituer des scènes et à « placer » le personnage. Ce travail s’est accompagné par ailleurs de nombreuses découvertes d’archives, avec l’injonction correspondante de ne jamais excéder la réalité vérifiée du personnage. Sans pour autant se priver de l’invention romanesque : cette voie est donc extrêmement étroite. Aragon avait si bien montré dans le Cycle du Monde réel sa capacité à interroger à la fois son époque et sa relation à son père, préfet de police ; la filiation est donc là, en abîme, elle devient un enjeu essentiel à côté du travail de retranscription historique.

ND : Envisagez-vous donc la fiction comme un moyen, si ce n’est d’accéder à la vérité (entreprise fort risquée et incertaine), mais de la rétablir lorsque celle-ci pour des raisons parfois obscures a été bafouée, comme par exemple le 17 octobre 1961 ?

DD : C’est dire en effet une partie des éléments de la vérité qui ont été dédaignés, mis de côté, rabaissés. Mais au moment de la production du livre, cette intention ne préexiste pas. C’est un constat a posteriori, possible rétrospectivement. Le plus essentiel demeure pour moi le point de vue adopté pour faire en sorte d’être au plus près de la réalité. Cette question du point de vue est résolue de manière différente dans Meurtres pour mémoire où j’entreprends un travail sur trois époques par un jeu de miroir, tandis que dans Missak, c’est choisir le moment où on peut débusquer les non-dits quand les choses ne sont pas encore dites vers 1955/56 (Budapest, rapport de Khrouchtchev). On navigue entre le mensonge absolu et le début des aveux. C’est là qu’Aragon, personnage non central mais important de ce roman, écrit son magnifique poème « l’Affiche rouge » qui pose le problème de la vérité et montre les contradictions et les tensions du moment, de ce qu’on nous a rabâché, de ce qu’on a pris alors pour vérité [...].Ce qui me passionne dans l’écriture c’est ce passé récent qui a encore une charge sur le quotidien. Meurtres pour mémoire n’est ainsi pas écrit n’importe quand : il prend forme en 1983 au moment de la marche des Beurs, quand un mouvement profond se développe dans notre pays où une partie de la population discriminée se rend compte qu’elle est discriminée aussi parce qu’on l’a privé non pas seulement de territoires, mais de territoires imaginaires notamment. Cette irruption-là, comme le 17 octobre 1961, est centrale car les acteurs de cette nuit-là ne sont pas à considérer en premier lieu comme des victimes – certains l’ont été et ce, horriblement – mais j’y vois avant tout une exigence de dignité et de citoyenneté dont le cœur de Paris est le théâtre (les manifestants devaient confluer place de l’Étoile) et qui s’exprime dans le défi suivant : « on vous regarde en face comme votre égal et ce territoire, nous avons le droit de le fouler des pieds ». Cette irruption de dignité est essentielle et traverse le 17 octobre 1961. C’est un défi historique majeur, tellurique, avec un peuple colonisé qui défie un empire en son sein, au cœur de sa capitale. Le travail de mémoire autour du 17 octobre 1961 est décisif car il met en lumière le dépassement en acte du statut de victime ou de colonisé et valorise une pleine phase avec la citoyenneté et l’histoire.

Quand je travaille, j’utilise mes intuitions au service de hasards, mais de « hasards objectifs » comme le dit l’ami contradictoire d’Aragon (André Breton). Dans ce que j’ai envie d’écrire, il y a des choses qui ont été disposées dans l’histoire contemporaine qui me permettent de les aborder et de les mettre en perspective aujourd’hui.

ND : Votre roman Missak, tout en donnant des clés de lecture et de compréhension nouvelles et précieuses pour ce qui est du parcours du poète arménien M. Manouchian, opère un retour attendu sur la polémique liée à l’Affiche rouge. Avez-vous eu l’intention, consciente ou inconsciente, de faire découvrir enfin à un plus grand nombre le destin pour le moins exceptionnel des vingt-trois membres des FTP-MOI de la région parisienne ?

DD : J’ai toujours été fasciné par le personnage de Missak Manouchian, par tout ce qu’il peut dire ; j’avais des éléments de lecture et de rencontres mais j’avais le sentiment que sa statue lui faisait de l’ombre. Comme c’est le cas pour certains héros. Le personnage était trop insuffisamment exprimé, avec des manquements énormes. Il y avait aussi les promesses non tenues, comme sa dernière lettre qui fait figure d’icône littéraire et donne naissance au poème d’Aragon et à la chanson de Ferré. Dans cette lettre, des choses sont demandées mais ne sont toujours pas tenues. Il demande à ses camarades d’éditer par exemple ses poèmes. C’était en février 1944 ; nous sommes en octobre 2011. Qu’on me montre une seule traduction française, ne serait-ce que d’une vingtaine de ses poèmes ! Le point de départ était donc celui-là : restituer une partie  de sa parole et de son itinéraire qui n’étaient pas apparents. On s’interroge ainsi peu ou pas sur son parcours politique. Comme s’il était né avec la carte du PC arménien... J’ai voulu traduire l’histoire d’une prise de conscience qui tient dans la rencontre avec la langue française, ce qui n’est pas banal. Il y avait aussi un flou à résoudre sur la présence et l’action près de lui du militant trotskiste de la bande, Manoukian. Il m’a fallu voir comment les pièces qui semblaient appartenir à un autre puzzle pouvaient prendre place dans le « puzzle Missak Manouchian ».

Par ailleurs, en décidant que le point de vue adopté serait l’inauguration en mars 1955 de la rue du Groupe-Manouchian à Paris (XXe), j’ai pu aussi bien donner un rôle déterminant au journal L’Humanité (à partir de recherches réalisées à Bobigny, aux archives) ou à Willy Ronis que m’inspirer pour une bonne part de Jean-Pierre Chabrol pour fabriquer et asseoir mes personnages dans le roman.

Dans ce paysage de nuages, on parvient progressivement à lever ces mystères, au milieu de certaines impossibilités toutefois.

Ma méthodologie a ensuite été facilitée par certains épisodes romanesques comme la découverte d’archives personnelles le concernant. Pour la petite histoire, alors que je commençais le travail de lecture, j’ai appris qu’une exposition sur la résistance arménienne se tenait au musée Jean-Moulin au dessus de la tour Montparnasse. Il y a de nombreux documents de la préfecture de  police, de filatures, de comptes rendus et diagrammes établis à l’époque et certaines choses émouvantes comme la Bible sur laquelle Jean Epstein écrivit le nom de son fils en prenant ce faisant un risque incroyable. Et il y avait un tableau datant de 1925/27, une huile de très bonne facture représentant M. Manouchian, nu et sportif. Je relève le prénom du peintre et me renseigne naturellement sur sa provenance. Après des recherches, je retrouve la personne ayant prêté le tableau et je tombe sur Katia Guirogossian qui se trouve être la nièce de M. Manouchian. Mélinée avait une sœur, Armène, qui est la grand-mère de Katia dont je suis devenu assez proche. Elle m’apprend alors qu’elle possède des sanguines, des études, des photos et plusieurs cartons de documents appartenant à Missak et Mélinée, ainsi qu’à Armène passée sous silence dans l’histoire du groupe Manouchian... Elle me confie qu’elle n’a jamais osé lire dans le détail tout cela, le poids de l’Histoire étant trop massif. Croyant être engloutie par ce passé, elle me demande si je veux bien lire ce qui se trouve dans ces témoignages divers. C’est essentiellement là-dedans que j’ai trouvé et puisé une grande partie de ce qui se trouve dans le livre. Comme le fait de tomber sur l’original de la dernière lettre de Manouchian glissé dans la lettre qui porte le nom de Mélinée, et dont on s’aperçoit quand on la retourne qu’il est inscrit : « Missak Manouchian, section allemande de la prison française de Frênes. » Il domine le moindre mot qu’il trace : tout est net, calibré. On sait qu’il s’adresse à l’Histoire.

Quand je repose cette lettre, il y a la sœur de cette lettre, avec une enveloppe et un papier identiques. L’avant-dernière qu’il écrivait à Armène, la sœur de Mélinée et dans laquelle il y a le début de « l’énigme Manoukian » et sa résolution : dans cette lettre – document inédit et authentique que personne n’a eu entre les mains hormis sa famille, document reproduit pour la première fois dans mon roman – il confie à Armène un devoir sacré, celui de prendre en charge et de défendre la mémoire de son ami Dav’tian dit Armenek Manoukian. Le fait que ce soit le seul de ses compagnons cité représente une importance capitale et un enjeu considérable.

GQV : Ce Dragère enquêteur, curieux et admiratif de la figure communiste peut-être exemplaire de M. Manouchian, n’est-ce pas finalement une certaine projection de l’objet et du contenu de votre travail ?

DD : Il y a de cela. Il y a en germe également cette interrogation : comment gérer les désillusions ? Considérons néanmoins qu’il s’agit non pas d’un travail de déconstruction mais d’« amplification » de la figure de Manouchian. Un personnage meurtri mais dont l’image n’est jamais abîmée. Il est en échec dans tout son univers mais il se fortifie sur des adhésions et des principes. Il y a ce double mouvement qui fait que la vérité sur Manouchian est bien plus enthousiasmante que ce qui avait été compris ou construit. Cette complexité nous conforte dans l’idée que la vérité vraie est beaucoup plus dynamique que la vérité construite.

 

Entretien réalisé par Nicolas Dutent et Guillaume Quashie-Vauclin

 

La Revue du Projet, n° 11, octobre-novembre 2011